Démocratie malade

 

Premier long métrage documentaire de Jean-Gabriel Périot, Une jeunesse allemande se situe dans la continuité des courts métrages de ce vidéaste plasticien qui recourt aux archives pour interroger les violences du XXe siècle et leurs séquelles. Dies Irae (2005) est une œuvre plastique vertigineuse qui conduit, de manière quasi abstraite, jusqu’aux vestiges d’Auschwitz. 200 000 fantômes (2007) exhume des fragments de mémoire qui ravivent le souvenir de la bombe d’Hiroshima. Dans Eût-elle été criminelle… (2006), qui creuse un sillon directement lisible vers Une jeunesse allemande, un montage d’archives montre le débarquement allié sur les plages de Normandie en 1944, puis un épisode de la Libération où sont tondues des femmes soupçonnées de collaboration avec l’occupant. Le film est construit en diptyque, comme souvent chez l’auteur : l’arrivée des alliés démocrates et la victoire sur les nazis, puis une autre violence dont on se souvient qu’elle inspira à Paul Éluard son poème « Comprenne qui voudra », accompagné de cet exergue : « En ce temps-là, pour ne pas châtier les coupables, on maltraitait des filles. On allait même jusqu’à les tondre. »

Le message de Périot est clair : la démocratie renaît sous de mauvais auspices. C’est la base de sa réflexion qui conduit à Une jeunesse allemande. Nous sommes vingt ans après la guerre, l’Allemagne de l’Ouest, mal dénazifiée, n’a pas fait le travail de mémoire qui eût été nécessaire. Utilisant des archives de la télévision, le cinéaste met au jour et questionne la rébellion de la jeunesse à partir de 1966, c’est-à-dire depuis les premières manifestations contre la guerre du Vietnam et l’élection la même année du chancelier Kurt Georg Kiesinger, ancien membre actif du parti nazi, jusqu’au 18 octobre 1977 où l’on découvre les corps d’Andreas Baader et Jan Carl Raspe, membres de la Rote Armee Fraktion, tués d’une balle de revolver dans leur cellule de la prison de Stammheim.

La nature de ce film est différente des précédents où Périot mettait en cause ses « ennemis » — il se situait du côté des victimes d’Auschwitz, d’Hiroshima. Ici, il observe un groupe qui a développé à ses débuts des pensées proches des siennes (la critique d’une société encore tributaire de son passé nazi, le désir de révolution) et dont il interroge la dérive, non pour l’excuser, mais pour tenter de la comprendre. Son film n’est pas didactique, le montage d’archives visuelles et sonores n’est accompagné d’aucun commentaire. Si la constitution de la Rote Armee Fraktion est mentionnée sans faire l’objet d’un développement, les revendications des jeunes gauchistes sont en revanche nettement exprimées.

La première partie qui va de 1966 à 1970 bénéficie d’un important crédit d’archives où l’on voit le cinéaste Holger Meins ou la journaliste Ulrike Meinhof — figure centrale du film et unique membre de la RAF née au début des années trente — tenter de débattre, par leurs écrits ou leurs films, avec le pouvoir et ses représentants (hommes politiques ou journalistes).

La seconde partie (1970-1977) ne comporte que des documents traitant du cas d’Andreas Baader, Ulrike Meinhof, Gudrun Ensslin, etc. Entrés dans la clandestinité, privés (et se privant) de parole, ils sont stigmatisés par les médias. C’est un des premiers cas de crise socio-politique, avec la guerre du Vietnam, à être relayé directement par les images. Les archives de ce deuxième volet sont cependant rares et parcellaires : «Contrairement à la première partie où le travail de montage a consisté à réduire une matière trop riche, dans la deuxième partie, le montage a consisté à relier ensemble des archives fragmentaires et à le faire malgré la disparition de pans entiers d’archives », explique le cinéaste dans le dossier de presse accompagnant la sortie d’Une jeunesse allemande.

Entre 1966 et 1970, la partie historique est judicieusement restituée, en particulier à travers des prises de parole et des confrontations entre des hommes politiques et Ulrike Meinhof, journaliste du magazine Konkret, proche de la gauche communiste, dont elle est l’éditorialiste. On voit également des images saisissantes du tabassage d’étudiants par la garde privée du shah d’Iran Mohammad Reza Pahlavi, lors d’une manifestation contre sa venue à Berlin en juin 1967, sans que la police allemande intervienne. Le jeune Benno Ohnesorg trouvera la mort ce jour-là, tué d’une balle tirée dans la tête. En avril 1968, Rudi Dutschke, leader du mouvement étudiant allemand, est victime d’un attentat, ce qui provoque des manifestations dans toute l’Allemagne. Même le célèbre festival de Knokke-le-Zoute, consacré au cinéma expérimental, n’est pas épargné. Les responsables de la manifestation (cuvée 1967) affirment que les idées révolutionnaires peuvent s’exprimer sur l’écran, à travers les films, mais pas dans la salle.

Ulrike Meinhof met l’accent sur ce qui va mal à travers ses interventions télévisuelles, elle réalise une émission sur la répression des manifestations estudiantines de 1967 et 1969. Holger Meins fonde une école de cinéma et s’attaque au monopole exercé par le groupe Springer sur la presse allemande. Le magnat réagit et porte plainte. Dans cette première partie, le refus de dialogue des représentants de la démocratie rigide et autoritaire allemande est très bien pointé. Désespérée de ne pas être entendue, Meinhof, dans une de ses dernières apparitions, déclare qu’il est préférable de s’emparer de la rue puisque toute autre voie est interdite à ceux qui professent les mêmes convictions qu’elle.

Andreas Baader est peu présent dans cette première partie, car dès 1968, avec Gudrun Ensslin, Thorwald Proll et Horst Söhnlein, il incendie deux grands magasins de Francfort pour protester contre la guerre du Vietnam et le soutien de l’Allemagne de l’Ouest aux Américains. Puis il disparaît un temps en France et en Italie. Les destins de Baader et Meinhof se croisent en 1970 quand cette dernière entre dans la clandestinité et fait partie du commando qui organise l’évasion de Baader incarcéré à Berlin. Désormais, il n’y a plus d’interlocuteurs, mais l’ennemi, la RAF qui commet des attentats meurtriers, et ceux qui en parlent, partout en Europe.

Jean-Gabriel Périot insiste sur le fait que, malgré ses dérives, la démocratie « est devenue un fait indépassable qu’on ne questionne pas. Il n’y a aucun autre régime de gouvernance possible et cela ne s’interroge pas. » Il oppose, alors, deux langues de bois, celle des étudiants pour qui tout représentant de l’« autre bord » était un fasciste, et les médias qui dotent de gènes terroristes tous ceux qui le sont devenus, refusant d’interroger leur évolution et la responsabilité qu’eux-mêmes ont pu avoir dans cette genèse. «Dans le film, nous vivons pendant une heure avec ceux qui vont devenir des “terroristes” et on se rend compte qu’ils ne sortent pas de nulle part, qu’ils ont eu une existence avant leur passage à l’acte… cette simple expérience ne change pas notre jugement sur leurs actions, mais permet de mettre en lumière cette manière dont les hommes politiques utilisent le “terrorisme” en fabriquant des “monstres” et de la peur. »

Une jeunesse allemande obéit aux mêmes préceptes que les films précédents de Jean-Gabriel Périot : défier l’oubli, donner à voir divers jalons de l’histoire du monde contemporain, et surtout celle de l’Europe, afin de servir de boussole à notre histoire présente dont les dérives sont parfois difficiles à analyser. À la question liminaire de Godard qui ouvre le film : « Est-il possible de faire des images en Allemagne aujourd’hui ? », répond l’extrait du film collectif L’Allemagne en automne (1978) conçu par Alexander Kluge, dans lequel Rainer Werner Fassbinder pose des questions judicieuses sur la démocratie et ses limites, et veut savoir comment les prisonniers de la RAF, en cellule d’isolement, ont pu se tirer une balle dans la tête. Fassbinder et Kluge, tout en restant dans le domaine de l’art, ont su donner des images saisissantes et justes sur cette période et les enjeux qu’elle souleva et qui sont toujours d’actualité.

 

Raphaël Bassan
Europe
octobre 2015